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Laura Ruiz de Elvira dans le Monde

Laura Ruiz de Elvira signe un article intitulé « En Syrie, le choix de la répression a réussi à Bachar Al-Assad » - Le Monde - Publié le 1er novembre 2019

En 2011, à la veille du soulèvement, estime la politiste, les Syriens ne croyaient plus aux discours réformateurs de l’Etat perçu comme une machine qui ne fonctionne plus mais continue de réprimer...

Laura Ruiz de Elvira : « En Syrie, le choix de la répression a réussi à Bachar Al-Assad »

En 2011, à la veille du soulèvement, estime la politiste, les Syriens ne croyaient plus aux discours réformateurs de l’Etat perçu comme une machine qui ne fonctionne plus mais continue de réprimer.

Laura Ruiz de Elvira, 38 ans, est politiste à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), spécialiste de la Syrie. Elle a travaillé de 2006 à 2010 dans ce pays à une thèse sur les associations caritatives. Elle vient de publier "Vers la fin du contrat social en Syrie. Associations de bienfaisance et redéploiement de l’Etat (2000-2011)", publié chez Karthala (352 pages, 25 euros), un ouvrage qui offre un éclairage rare et précieux sur les années qui ont précédé le soulèvement de 2011.

A l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad, en 2000, on parle rapidement d’un « printemps de Damas ». Etait-ce un phénomène réel ou une pure opération de communication ?

Laura Ruiz de Elvira : Je ne travaillais pas sur la Syrie à l’époque, mais il est clair que, pendant quelques mois, les Syriens, y compris les plus sceptiques, ont cru à ce nouveau président et à sa rhétorique sur la réforme et sur la lutte contre la corruption. Cela s’est matérialisé par des forums de discussion et par de nombreuses initiatives dans la société civile. Dès 2001 cependant, il y a eu un retournement : la plupart des leaders [de la société civile] qui avaient émergé ont été emprisonnés, les forums fermés. Ceux qui n’ont pas été arrêtés ont été interdits de voyager.

Est-ce dû à un malentendu sur le mot « réforme » ? Là où le pouvoir pensait « modernisation », la société entendait « libéralisation »…

Bachar Al-Assad a pris peur, comme son entourage, et il est revenu au fondement du régime, c’est-à-dire à la gestion sécuritaire. Il n’y a pas eu de malentendu. La volonté de réformer était là, mais les réformes n’ont pas été bien pensées ni coordonnées. Elles ont été prises ad hoc, sans vision d’ensemble. Le régime n’est jamais parvenu à maîtriser ce processus, ce qui a abouti à une rupture du contrat social.

A l’instar de Jacques Chirac, qui se voyait un peu comme son parrain, la communauté internationale a été vite déçue par Bachar Al-Assad. A l’époque, ses hésitations étaient mises sur le compte d’une lutte souterraine entre la jeune et la vieille garde. Etait-ce pertinent ?

Cette grille de lecture reposait en partie sur des faits réels : à son arrivée au pouvoir, Bachar Al-Assad a mis de côté des figures de la vieille garde et ramené de jeunes technocrates formés à l’étranger. Il a voulu réformer l’administration, il a créé une ENA syrienne. Mais certaines des personnalités qu’il avait nommées ont été vite écartées – des économistes, par exemple. En revanche, un des penseurs de « l’économie sociale de marché » à laquelle aspirait le régime, Abdallah Dardari [vice-premier ministre pour les affaires économiques, nommé en 2006] , est resté au sein du pouvoir jusqu’à 2011.

En quoi les réformes introduites par Bachar Al-Assad ont-elles consisté ?

En ce qui concerne la société civile, des réformes ont été introduites à partir de 2004-2005. Le ministère des affaires sociales et du travail avait déjà commencé à légaliser les réseaux associatifs, qui existaient de manière souterraine et informelle. Puis les autorités ont décidé de soutenir des initiatives dans de nouveaux domaines, mais toujours de manière très encadrée.
L’idée était de décharger l’Etat de certaines de ses tâches dans le domaine social en les confiant à des associations. On a ainsi vu des institutions sociales publiques passer aux mains d’associations caritatives : orphelinats, hospices pour vieillards, établissements pour sourds-muets… C’était un virage net dans la manière de gérer la société civile et de concevoir la question sociale en Syrie. En revanche, toute forme de participation dans le domaine des droits de l’homme ou des femmes restait inacceptable.

Pour les Syriens, cela a-t-il été la fin d’une sorte d’Etat-providence ?

Il n’y a jamais eu de véritable Etat-providence en Syrie, mais on est passé d’un Etat protecteur à un Etat plus libéral s’inspirant du modèle chinois. Il a continué de revendiquer un rôle social mais, dans les faits, il s’en est déchargé de plus en plus. C’était un processus venu d’en haut, dans lequel la première dame [Asma Al-Assad] a joué un rôle central en créant des associations et en en sponsorisant d’autres. Sa plate-forme, Syria Trust for Development, fonctionnait comme les organisations populaires de l’époque de Hafez Al-Assad [le père de l’actuel chef de l’Etat] : elle désignait les domaines à investir, la manière de participer, les normes et limites à respecter.
En 2010, Asma Al-Assad a organisé une grande conférence pour mettre en avant la société civile. Il y avait alors une sorte d’optimisme autour de la Syrie : la communauté internationale voulait croire à la modernité du couple Assad. Les bailleurs de fonds, dont l’Agence française de développement (AFD), ont commencé à s’installer. Tout cela n’était, bien sûr, qu’un discours de façade, et les Syriens s’en rendaient compte. Sur le terrain, ils me disaient : « L’Etat ne nous donne rien, on n’a rien à attendre de lui. » Ils se représentaient déjà l’Etat comme une grosse machine qui ne fonctionne plus, mais qui continue de réprimer.

Y a-t-il eu une dégradation du niveau de vie en raison de ce désengagement de l’Etat ?

A la veille de la révolution de 2011, le niveau de vie s’est dégradé parce que, malgré la croissance, l’écart entre riches et pauvres a augmenté, le chômage aussi. Par ailleurs, les systèmes de santé et d’éducation tombaient en lambeaux. Ils étaient déjà exsangues à l’arrivée au pouvoir de Bachar Al-Assad, mais c’est devenu encore plus visible en raison de l’explosion démographique, de l’épuisement des ressources de l’Etat en pétrole, de l’arrivée des réfugiés irakiens [estimés à 1 million] après 2003, et de la sécheresse à partir de 2007.
L’exode rural a eu un impact très lourd sur des villes comme Alep et Damas : les agriculteurs qui ont quitté leurs terres se sont entassés dans des banlieues sans électricité et dépourvues de services publics. Dans ce contexte, les associations de bienfaisance sont apparues comme la solution. Les médias les présentaient même comme la solution miracle : « L’hôpital public est surchargé, les cliniques privées sont trop chères ? Allez dans une association caritative qui paiera pour votre opération ! »
Parallèlement, la libéralisation de l’économie a créé d’immenses fortunes, dont Rami Makhlouf [cousin germain de Bachar Al-Assad et grand argentier de son régime] est la figure la plus emblématique. Pendant les années 2000, des hôtels de luxe, des bars branchés et des restaurants chics ont ouvert. Cela a créé des frustrations et une rancœur que l’on a retrouvées dans les slogans des premiers mois de la révolution.

Lors de votre étude de terrain, de 2007 à 2010, aviez-vous perçu les prémices de la révolution de 2011 ?

Avec le recul, j’ai compris les déclarations qu’on m’avait faites sur l’Etat comme le signe d’un ras-le-bol vis-à-vis d’un régime corrompu qui ne redistribuait pas les richesses. Les promesses de développement du régime baasiste avaient été trahies. L’ancien contrat social avait été abandonné. Tout cela avait créé un mécontentement généralisé, mais qui ne s’exprimait pas.
Contrairement à l’Egypte, au Maroc ou à la Tunisie des années 2000, il n’y avait pas de mouvements sociaux. C’est dans le sillage des révolutions de 2011 que les Syriens ont commencé à se dire : pourquoi pas nous ? Ils restaient cependant traumatisés par Hama [10 000 à 40 000 morts lors de la répression d’un soulèvement islamiste en février 1982] et savaient que c’est un régime meurtrier. Les gens ne parlaient pas de Hama, mais c’était omniprésent dans leurs esprits. Ce qui a vraiment allumé la mèche, c’est la répression des enfants de Deraa [qui avaient écrit un graffiti appelant à la chute du régime].

Les Syriens voulaient-ils des réformes ou la chute du régime ?

Au début, ils voulaient des réformes concrètes, remédier aux injustices locales. Pas la chute du régime. A Deraa, c’était le gouverneur et les moukhabarat [services de renseignement] qui étaient en cause ; à Lattaquié, c’était la gestion du port. Mais quand les gens ont vu le régime tuer et le président accuser les manifestants de terrorisme, ils sont passés à un cran supérieur en demandant la dissolution du système des moukhabarat, la fin de l’état d’urgence, un nouveau contrat social plus juste. Les activistes syriens en exil utilisent souvent cette image : « La Syrie de Bachar Al-Assad était comme une ferme privée. Et nous, nous ne voulons plus être des animaux. »
Le régime, lui, n’a jamais vraiment envisagé des réformes. Assad a vu ce qu’il est arrivé aux présidents [tunisien] Ben Ali et [égyptien] Moubarak : il s’est dit que le moindre signe de faiblesse ouvrirait la boîte de Pandore. Il a choisi la voie de la répression, qui avait déjà bien fonctionné à Hama, sous son père. Finalement, ça lui a réussi.

Pendant la révolution, les activistes ont fait preuve d’une grande maturité politique. Cela vous a-t-il surprise ?

C’était étonnant. La Syrie avait la réputation d’être dépolitisée. En fait, il subsistait une mémoire politique véhiculée dans les familles et transmise de père en fils. Beaucoup comptaient un grand-père, ou un père, tué, emprisonné ou torturé. Ces gens n’avaient pas d’expérience dans l’action politique ou sociale avant 2011. Ils ont cependant réussi à formuler un discours à la fois simple et efficace, qui s’est beaucoup construit dans le débat et l’échange, en ligne ou en vrai. Ils ont appris rapidement. Je l’ai vu chez les acteurs humanitaires qui ont émergé après 2011 et sont aujourd’hui installés en Turquie : en quelques années, ils ont appris l’anglais, la logique des bailleurs de fonds et à faire fonctionner des programmes. J’ai aussi été impressionnée par la capacité des acteurs de la révolution à faire face, dans les régions assiégées, dans des domaines tels que l’administration de la justice, le ramassage des ordures, l’enseignement, les journaux, les radios libres, le soutien aux femmes… Dans la Ghouta, par exemple, des projets d’agriculture se sont organisés sur les toits et dans les caves. Cette capacité d’auto-organisation est un point positif de cette crise, s’il y en a.

Propos recueillis par Christophe Ayad - Publié dans lemonde.fr le 01 novembre 2019