Lire la Tribune parue le 6 mars 2020
Un groupe d’universitaires signent cette tribune pour combattre la réforme des retraites, la destruction des services publics et la marchandisation de l’enseignement et des savoirs.
Nous, étudiant.e.s, doctorant.e.s, ingénieur.e.s, technicien.e.s, personnels administratifs, enseignant.e.s et chercheur.e.s, étranger.e.s et français.e.s, combattons, avec tous les autres secteurs actuellement en lutte, la réforme des retraites et, plus généralement, la destruction des services publics et des systèmes de solidarité qui touchent les travailleuses et travailleurs du public comme du privé. Nous revendiquons une université ouverte, émancipatrice et internationale. Nous nous mobilisons contre la marchandisation de l’enseignement et des savoirs, la concurrence généralisée et la précarisation des conditions de travail, que consacre le projet de loi de Programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR).
Cette lutte est internationale pour plusieurs raisons. D’abord, parce que c’est la même approche néolibérale, sous-tendue par les logiques du capitalisme académique, qui sont imposées à des degrés divers dans les différents pays du monde. Dans de nombreux pays, les communautés universitaires, étudiant.e.s en premier lieu, s’opposent aux logiques managériales, concurrentielles et financières qui régissent leurs établissements désormais gérés comme des entreprises. Les effets de ces politiques - aggravation des inégalités, précarisation, autoritarisme - sont bien connus. Le secteur de l’enseignement supérieur et de la recherche devient un marché globalisé et concurrentiel, objet de prédation de grandes entreprises et fonds d’investissement, menaçant à la fois les étudiant.e.s et l’ensemble des personnels universitaires. Ceci ne fait qu’accentuer la division internationale du travail scientifique, dans un monde déjà dominé par les pays et les universités les plus riches. Enfin, le champ académique français est l’un des plus internationalisés du monde. La France figure depuis des décennies parmi les cinq premières destinations des étudiants internationaux [1]. Or, les personnes étrangères présentes dans l’enseignement supérieur et la recherche en France - étudiant.e.s et travailleur.e.s - subissent la précarité économique et administrative organisées depuis des années par les gouvernements successifs, et caractérisées par des contrats courts, des tâches ingrates, des procédures juridiques angoissantes et humiliantes conditionnant la demande et le renouvellement des titres de séjours, la stigmatisation et les discriminations. Le plan « Bienvenue en France » [2] institutionnalise ainsi une politique sélective et discriminatoire qui s’est mise progressivement en place depuis les années 90. Les étudiant.e.s étranger.e.s en France sont les premier.e.s à en subir les conséquences, et à y résister.
Parce que l’Université doit être le lieu du partage international des savoirs, parce qu’elle est le lieu d’études de nombreuses personnes étrangères sous des statuts multiples, les revendications que nous portons en tant qu’étudiant.e.s, doctorant.e.s, ingénieur.e.s, technicien.e.s, personnels administratifs, enseignant.e.s et chercheur.e.s, étranger.e.s et français.e.s, ne peuvent donc se limiter à un cadre national.
Nous rappelons que :
I/ L’Enseignement supérieur est un service public, gratuit et accessible à tou.te.s sans discrimination
Le service public de l’université et de la recherche est un principe fondamental inscrit dans la loi [3], garantissant non seulement l’accès à l’enseignement supérieur sur titre d’accès, sans sélection, sans discrimination, mais également la gratuité et l’égalité de valeur du diplôme sur le territoire français. Les politiques de marchandisation sévissant dans l’enseignement supérieur et la recherche depuis une quinzaine d’années mettent à mal ce principe, en augmentant les frais pour les étranger.e.s non européen.e.s, en créant des pôles d’excellence contre la logique égalitaire du cadre national du diplôme. En conséquence, nous exigeons le retrait du Plan Bienvenue en France et la garantie d’un traitement égal de tou.te.s les étudiant.e.s, quelles que soient leur nationalité ou leur situation administrative. Nous dénonçons le racisme dans les procédures de recrutement en France, ainsi que les discriminations qui nuisent à l’inscription de certain.e.s étudiant.e.s, notamment exilé.e.s ou sans-papiers.
Parce que l’université est un service public, toutes les activités (formation, recherche, appuis et soutiens à la recherche, maintien du cadre de vie) au sein de l’Université doivent être ré-internalisées. La précarisation des travailleurs et travailleuses de l’université fragilise nos institutions publiques : elle passe par une hausse de l’emploi contractuel et vacataire, mais également par le recours massif à des opérateurs de sous-traitance qui exploitent cette main-d’œuvre bonne marché, souvent immigrée, parfois sans-papiers, pour assurer les missions de nettoyage, de sécurité et de restauration à l’université. Nous exigeons la réinternalisation des activités sous-traitées, et la régularisation et la titularisation de tous les travailleurs et travailleuses du service public.
II/ L’université est un lieu sanctuaire et non pas une succursale préfectorale
Le service public de l’université française s’est historiquement construit dans une indépendance vis-à-vis des pouvoirs, notamment exécutifs et policiers. Nous rappelons que les services d’inscription de l’enseignement supérieur n’ont pas compétence à contrôler la régularité des titres de séjour de leurs étudiant.e.s [4]. Or, nombre d’universités multiplient les mesures restrictives à l’inscription, notamment via un contrôle irrégulier des titres de séjour. Avec effroi, nous avons vu ces dernières années des présidences d’université autoriser voire appeler la police à pénétrer dans nos locaux.
C’est pourquoi nous exigeons le respect des franchises universitaires, condition de l’indépendance de la production des savoirs. Nous nous opposons aux contrôles des titres de séjours des étudiant.e.s dans les universités et rappelons que l’université n’a compétence à contrôler que les diplômes d’accès, les projets académiques et les niveaux de langues des candidat.e.s à l’inscription. Il est urgent de garantir à tout
e étudiant e étranger e le droit d’étudier en sécurité administrative et juridique, en assurant le renouvellement du titre de séjour pendant toute la durée des études. Toute inscription dans des études supérieures doit conduire à un titre de séjour stable. Les étudiant.e.s étranger.e.s ont droit à la liberté d’étudier au même titre que tout.e.s les autres étudiant.e.s.III/ L’enseignement supérieur et la recherche est un lieu de partage des savoirs, indépendant de la loi concurrentielle des marchés
La généralisation des évaluations de la recherche sur la base de critères arbitraires, indexant la qualité scientifique à une concurrence internationale entre les établissements de grande envergure, incarnée par le « classement de Shanghai », conduit à imposer des conditions de travail nocives pour la créativité des chercheur.e.s et détruit les sources collectives de la production des connaissances. Aujourd’hui, les connaissances transformées en valeur marchande sont encadrées, appropriées et soumises à la sphère marchande.
Au niveau international, ces logiques marchandes de production des connaissances provoquent l’accaparement des financements, accroissant ainsi la polarisation et les asymétries dans les collaborations scientifiques entre universités et chercheur.e.s des Nords et des Suds. La demande internationale règle désormais les marchés de la science. Nous nous éloignons toujours davantage des conditions de possibilité de collaborations scientifiques égalitaires, et de reconnaissance de la pluralité des savoirs basées sur la mise en place d’une coopération scientifique internationale juste et solidaire. Cette évolution entraîne, dans de nombreuses communautés scientifiques des Suds, la migration des étudiant.e.s et des chercheur.e.s, notamment les plus hautement qualifié.e.s, et poussent les personnels restés sur place à pratiquer des activités dans les réseaux mondiaux initiés et contrôlés par les Nords. Ceux-ci sont soumis à des conditions drastiques pour l’octroi de visa quand ils veulent participer à la vie scientifique internationale (congrès, séjours scientifiques, etc.).
Depuis les années 2000, la participation croissante des chercheurs des Suds dans les Grands projets soutenus par des financeurs internationaux – firmes (pharmaceutiques, informatiques, électroniques), organisations internationales (OMS, FAO, PNUD) – accentuent davantage la fragmentation, la dépendance et la marginalisation des ESR des pays des Suds. Les chercheur.e.s des Suds sont en effet rarement chef.fe.s de projet, iels sont avant tout associé.e.s à la collecte des données, à des activités de routine, à des tâches de vérification triviales et non sur les fronts de la science ou ses grands enjeux. Leurs métiers sont exercés dans le cadre de la commande et non de la carrière réglée par les pairs. Il s’ensuit une désinstitutionalisation des ESR dans les pays les plus fragiles. Les métiers de la recherche sont déqualifiés, les universitaires deviennent des prestataires de services ou au mieux des experts internationaux, la mission recherche disparaît des ESR laissant place à un enseignement déconnecté de la recherche. Cette dépossession scientifique des Suds génère d’un côté des situations d’exploitation et de subalternisation des ressources de production scientifique dans les Suds, et de l’autre des monopoles de domination et d’hégémonie épistémique. Nous dénonçons cet extractivisme scientifique et appelons à un véritable mouvement de décolonisation des connaissances et des enseignements.
Pour la production de savoirs émancipateurs : non à la dépossession des sources collectives de la production des connaissances ! non, à l’extactivisme scientifique des Suds !
Aujourd’hui, au quotidien et dans des mouvements de mobilisation visibles au niveau international comme au Chili, au Liban, au Brésil, en Inde, au Sénégal, en France, en Angleterre ou encore aux États-Unis, pour ne citer que quelques pays, nous luttons contre les mêmes logiques néolibérales. À rebours de ces transformations inquiétantes, nous voulons des relations scientifiques et universitaires fondées à la fois sur le partage et la co-existence d’une pluralité des savoirs. Nous nous affirmons donc solidaires de tou
te s les étudiant.e.s et travailleur.e.s dans l’enseignement supérieur et la recherche en lutte à travers le monde.Nous demandons la liberté de circulation des savoirs et des personnes et non pas celle des capitaux et des marchandises. Nous demandons une université publique ouverte à toutes et à tous, émancipatrice et internationale.
Les Malvenu.e.s de l’Université – collectif « Etranger.e.s et Division Internationale du travail scientifique » de la coordination des Facs et Labos en lutte (universiteouverte.org)
Notes
[1] CHIFFRES (source : Campus France, 2019) :
343 000 étudiant.e.s étranger.e.s étudient en France
Environ 240 000 étudiant.e.s étranger.e.s accueilli.e.s chaque année
Les premiers pays d’origine des étudiant.e.s étranger.e.s en France sont, pour un tiers : Algérie, Maroc, Chine, Italie.
Les Étudiantes et les Étudiants étranger.e.s représentent 13% de l’ensemble des inscrits de l’enseignement supérieur en France
42% des doctorant.e.s en France sont étranger.e.s.
[2] Le 19 novembre 2018, le Premier ministre annonce une nouvelle stratégie « d’attractivité des étudiants internationaux », ironiquement appelée « Bienvenue en France », dont la mesure phare est l’augmentation drastique des frais d’inscription, qui sont multipliés par plus de dix (2770 euros au lieu de 170 euros pour la licence, et 3770 euros pour une formation en master ou en doctorat – contre 243 euros et 380 euros actuellement). L’augmentation exponentielle pour les étranger∙es non européen
ne s inscrits en licence et en master y est actée alors que les doctorant∙es sont, pour l’instant, épargné∙es. Si les gouvernements précédents ont tracé la voie des réformes actuelles dans l’enseignement supérieur, le plan « Bienvenue en France » institue un changement de paradigme en faisant le choix de la marchandisation de l’enseignement supérieur, à la fois à travers l’instauration de droits d’inscription différenciés selon l’origine géographique mais aussi à travers la promotion de la délocalisation des formations françaises payantes à l’étranger, en particulier dans les pays d’Afrique francophone. Ce plan ne menace donc pas uniquement les conditions d’accès aux études supérieures des étudiants étrangers, mais constitue une étape de plus vers une hausse généralisée des frais d’inscription et un changement radical du paysage de l’enseignement supérieur en France. Sa mise en place, si jamais elle devait se faire, va également accentuer les inégalités d’accès à l’enseignement supérieur dans les pays d’origine des étudiants internationaux. Voir le dossier du SNESUP sur le sujet.[3] Loi n°84-52 du 26 janvier 1984 sur l’enseignement supérieur, dit « Loi Savary », article 3 : le service public de l’enseignement supérieur « doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique ».
[4] Réponse ministérielle de Valérie Pécresse n°95797 du 14 décembre 2010 : « Il n’entre pas dans les missions de l’université de procéder au contrôle de la situation des étudiants étrangers au regard de leur droit au séjour en France, la délivrance et le renouvellement d’un titre de séjour relevant de la seule compétence de l’autorité préfectorale ». Circulaire n°2002-214 du 15 octobre 2002 relative aux conditions d’inscription des étudiants étrangers dans les établissements d’enseignement supérieur : « La situation du demandeur [doit] toujours être prise en compte, nonobstant les conditions d’entrée en France ».