Tribune

Aide médicale de l’État : « Supprimer l’accès universel à la santé n’aura aucune influence sur les flux migratoires »

Pauline Penot, Marwân-al-Qays Bousmah, Annabel Desgrées du Loû, Nicolas Vignier
Aide médicale de l'État : «<small class="fine d-inline"> </small>Supprimer l'accès universel à la santé n'aura aucune influence sur les flux migratoires<small class="fine d-inline"> </small>»

Tribune publiée le 30 janvier 2024 dans La Croix.

Médecin, économiste et démographe, un groupe de chercheurs du Ceped contestent l’idée que l’aide médicale de l’État, que Gabriel Attal a annoncé mardi 30 janvier vouloir réformer « par voie réglementaire », ferait un « appel d’air » en incitant des immigrés à venir en France. Selon plusieurs enquêtes, la part des immigrés qui viennent en France principalement pour des raisons de santé ne dépasse pas les 3 %.

Le débat actuel autour de la loi immigration questionne la possibilité que l’aide médicale de l’État (AME) réalise un appel d’air, c’est-à-dire qu’elle incite les immigrés à venir sur le sol français et dissuade ceux qui n’obtiennent pas un droit au séjour d’en repartir.

L’AME, mise en place en 2000, permet aux immigrés sans titre de séjour résidant sur le sol français depuis plus de trois mois et gagnant moins de 10 000 € par an de bénéficier d’une prise en charge, sans avance des frais et dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale, de la plupart des soins médicaux, chirurgicaux et préventifs (à l’exclusion des médicaments remboursés à 15 %, des cures thermales et de la procréation médicalement assistée, et pour certains actes chirurgicaux seulement après accord préalable et après un délai d’ancienneté de neuf mois).

Une raison parmi d’autres

Le premier ministre Gabriel Attal a confirmé qu’une réforme de ce dispositif va être examinée dans les semaines qui viennent, sur la base du rapport « Evin–Stefanini » remis au gouvernement début décembre 2023. Ce rapport qualifie l’AME de « dispositif sanitaire utile et globalement maîtrisé ». Il pointe cependant des inquiétudes quant à un possible effet d’appel d’air de l’AME, tout en précisant ne pas avoir eu « la capacité de mesurer ou d’objectiver ces phénomènes » et suggère sans le justifier que « l’AME contribue au maintien dans la clandestinité de longue durée ».

Par ailleurs, ce rapport s’appuie sur les chiffres d’une enquête – Premiers pas (1) – pour estimer que 9,5 % des étrangers en situation irrégulière seraient venus en France pour des raisons de santé, et extrapole que ces personnes s’installent pour utiliser les prestations sociales qui leur permettent d’accéder aux soins. En réalité, l’enquête Premiers pas s’attachait à explorer la complexité des parcours migratoires et demandait aux participants les différents motifs ayant contribué à leur installation : lorsque la santé était citée, c’était dans plus de la moitié des cas un motif parmi d’autres.

Moins de 3 % de concernés

En tant que médecins et scientifiques qui menons des enquêtes sur la santé des immigrés en France, nous proposons d’apporter un éclairage chiffré à ce débat à partir des résultats validés de plusieurs autres enquêtes que nous avons menées auprès d’immigrés installés en Île-de-France. Ces enquêtes, réalisées dans des populations un peu différentes les unes des autres, fournissent des résultats remarquablement convergents : la part des immigrés qui déclarent la santé comme principale raison de leur installation sur le territoire est constamment faible, de l’ordre de ou inférieure à 3 %.

L’enquête ANRS Parcours a décrit une population d’immigrés nés en Afrique subsaharienne recrutés dans des lieux de soins primaires franciliens : seuls 3 % des femmes et 1 % des hommes déclaraient être venus en France pour des raisons de santé (2). Dans la recherche-action MAKASI, une intervention qui s’adressait à des personnes précaires originaires d’Afrique subsaharienne rencontrées dans l’espace public en Ile de France, moins de 1 % des femmes et 3 % des hommes en situation irrégulière citaient la santé comme principal motif d’immigration (3). Le projet PARTAGE a quant à lui proposé en 2021-2022 une consultation prénatale à tous les pères d’enfants à naître dans un centre hospitalier de Seine Saint-Denis : seuls 0,5 % des futurs pères immigrés ont désigné la santé comme principal motif de leur venue en France (4).

Aucune modification des flux

Ces mêmes études ont analysé le pourcentage d’immigrés sans titre de séjour qui ne bénéficiaient pas de l’AME : 40 % dans PARCOURS, 51 % dans MAKASI, 46 % dans PARTAGE. Ces chiffres sont concordants avec ceux de l’enquête Premiers Pas qui concluait à un niveau de non-recours à l’AME de 51 % : environ la moitié des personnes en situation irrégulière n’activent pas leur droit à l’AME. Ces chiffres montrent que ce n’est pas pour avoir accès, via l’AME, au système de soin français que les personnes viennent et restent en France. Une restriction ou une suppression de l’accès universel à la santé ne modifierait ni les flux ni les stocks migratoires.

On peut en revanche s’inquiéter de l’impact délétère qu’aurait une atteinte à l’AME et au droit au séjour pour les étrangers gravement malades. Cet impact porterait d’abord sur la santé des individus, par le diagnostic tardif de pathologies qui auraient pu être prévenues, freinées ou mieux prises en soin à un stade précoce. Il porterait ensuite sur la santé publique, parce qu’éloigner les immigrés précaires de la prévention et du soin peut favoriser la diffusion d’agents infectieux à la population générale.

Il porterait enfin sur le fonctionnement de notre système de santé : les besoins des immigrés précaires sont essentiellement pris en charge en médecine générale. Retarder les soins à cette population et les concentrer sur les services d’urgence aurait pour effet d’augmenter les coûts des soins, de saturer des dispositifs hospitaliers déjà surchargés, d’aggraver les déficits des hôpitaux et de confronter les soignants à des dilemmes éthiques insolubles. Le système de santé serait dégradé par ces mesures d’exclusion, or ce système de santé est notre bien commun et nous devons le défendre collectivement.

Signataires :

  • Pauline Penot, médecin au centre hospitalier André-Grégoire (Montreuil) et chercheure au Centre d’études population et développement (Ceped, Paris) ;
  • Marwân-al-Qays Bousmah, économiste, chercheur au Ceped (Paris) ;
  • Annabel Desgrées du Loû, démographe, directrice de recherche à l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD, Paris) et membre du CCNE ;
  • Nicolas Vignier, professeur de médecine à l’Hôpital Avicenne et à l’Université Sorbonne Paris Nord.

1. Dourgnon P. et al. Just a question of time ? Explaining non-take-up of a public health insurance program designed for undocumented immigrants living in France. Health Econ Policy Law. 2023 Jan ; 18 (1) : 32-48.
2. Desgrées du Loû A. et Lert F., Parcours de vie et santé des immigrés, 2017, Éd la Découverte.
3. Desgrées du Loû A et Gosselin A., Vers l’empowerment en santé : recherches communautaires autour du projet Makasi. 2023, Éd ANRS-MIE.
4. Penot P. et al. Les immigrés les plus précaires se sont largement saisis d’une offre de consultation prénatale adressée à tous les pères d’enfants à naître à l’hôpital de Montreuil, Seine-Saint-Denis. Bulletin épidémiologique hebdomadaire, en révision.

Photo : Un groupe de migrants à Calais pour une distribution de repas et des soins médicaux. PASCAL BONNIERE / PHOTOPQR/VOIX DU NORD/MAXPPP